Privat et Clemenceau

Publié le dimanche 25 novembre 2001 par admin_sat

Faute d’un avis connu de Georges Clemenceau sur la Langue Internationale, il existe au moins une certitude, c’est que l’une des figures les plus extraordinaires du monde de l’espéranto rencontra "Le Tigre" en 1915, dans son appartement parisien de la rue Franklin : le Suisse Edmond Privat.

Edmond Privat

Né à Genève en 1889, Edmond Privat apprit la Langue Internationale à 14 ans. A Boulogne-sur-Mer, en 1905, lors du premier congrès universel d’espéranto, à l’âge de 16 ans seulement, il fit le pari un peu fou d’organiser le second congrès à Genève, en 1906. Il eut en cela la "complicité" d’un camarade de lycée non moins audacieux, Hector Hodler (18 ans !), fils du célèbre peintre impressionniste Ferdinand Hodler. Le succès fut au rendez-vous : 1200 participants d’une trentaine de pays.

Privat devint par la suite professeur d’anglais à l’université de Neuchâtel, docteur en Histoire, journaliste, pionnier du radio-journalisme sur ondes courtes, fondateur de Radio Genève en 1925, militant du mouvement coopératif, citoyen du monde, écrivain. Il rédigea divers ouvrages dont plusieurs en espéranto, notamment une biographie de Gandhi dont il fut un ami, qui parut aussi en français.

Interprète à la Société des Nations (SDN, l’ ancêtre de l’Onu) en 1921 et 1922, Edmond Privat devint le remplaçant du délégué principal de Perse auprès de la même organisation de 1921 à 1927 après en avoir été le conseiller. Auprès de la SDN, il défendit par ailleurs un projet de résolution présenté par onze pays dont huit non européens en faveur de l’enseignement, à tous les enfants du monde, "d’au moins deux langues, leur langue maternelle et un moyen facile pour la communication internationale".

Ce projet attirait l’attention sur les difficultés linguistiques qui entravaient les relations directes entre les peuples. Il était complété par une enquête sur la situation de l’enseignement de l’espéranto à cette époque. Le gouvernement français d’alors s’acharna pour faire échouer cette démarche. Même avec le gavage à l’anglais partout imposé de nos jours, et qui est loin d’être ce "moyen facile pour la communication internationale", nous sommes fort loin de l’objectif fixé par ce projet de résolution.

La mort interrompit Edmond Privat en 1962 dans la rédaction d’un manuscrit qui fut publié en 1963 sous le titre "Aventuroj de pioniro" (Aventures de pionnier). Ce livre réunit 55 témoignages reflètant la pensée de l’auteur sur des sujets variés, comme le droit de vote des femmes, la colonisation, l’indépendance de la Pologne, la Russie des tsars (1911), le fédéralisme, et aussi sur les nombreuses conversations qu’il put avoir avec des personnalités telles que les présidents des États-Unis Theodore Roosevelt (par lequel il fut reçu alors qu’il n’avait que 19 ans !) et Thomas Woodrow Wilson, le prince Arfa de Perse, le philosophe du pragmatisme William James, Romain Rolland, le fameux explorateur norvégien et prix Nobel de la Paix Fridtjof Nansen, Gandhi, etc., sans oublier le Dr Zamenhof, le père de l’espéranto.

Ces témoignages, dont la lecture de chacun demande environ quatre minutes, furent par la suite diffusés sur ondes courtes par Radio Berne.

Parmi les ouvrages qu’il a écrits, on trouve une histoire de l’espéranto ("Historio de Esperanto" [1]) en deux volumes couvrant les périodes 1887-1900 et 1900-1927, "Esprimo de sentoj en Esperanto" (Expression des sentiments en espéranto), "Junagha Verkaro" [2] (Oeuvres de jeunesse). Dans une étude sur la conduite des peuples entre eux ("Interpopola konduto".. [3]), à propos de la conscience nationale, il fait allusion à Clemenceau en ces termes : "Ces profondes émotions touchent au coeur les plus sceptiques. Ce sans dieu moqueur, nommé "Le Tigre", se mettait à pleurer en entendant la Marseillaise. Il conservait pieusement un sachet de terre nationale. Lorsque le corps de la patrie était menacé, il faisait les louanges de son âme avec une croyance totale."

Le Tigre et les "insectes"

En 1915, alors âgé de 26 ans, Edmond Privat plaidait pour l’indépendance de la Pologne, entre autres dans le quotidien parisien "Le Temps". L’ambassadeur de Russie, M. Isvolski, fit pression pour que ses articles soient censurés.

Edmond Privat fut convoqué au Quai d’Orsay où le chef de cabinet lui dit : "Nous avons reçu de Saint Petersbourg un rapport vous concernant. Notre ambassadeur nous a prévenus que vous plaidez pour la reconstruction de la république de Pologne. Eh bien, c’est irréalisable. C’est une utopie [voir sur une autre page l’avis de Privat sur les "utopies"] et vous devriez laisser ce rêve et vous occuper de choses plus intéressantes. Notre ambassadeur a fait les louanges de votre personne, mais pas de vos opinions. Vous ferez une belle carrière, mais soyez plus réaliste et laissez les Polonais de côté. L’ambassadeur du tsar est prêt à s’intéresser à vous avec bienveillance, et nous aussi, si vous choisissez une voie plus profitable. Pensez un peu à votre propre succès, non point au rêve d’une Pologne à ressusciter."

Edmond Privat tenta d’expliquer que cette guerre avait lieu sous la devise de la libération de nations enchaînées pour laquelle les soldats se battaient. Le diplomate répondit alors en souriant : "Eh bien, de telles phrases conviennent pour les discours officiels des chefs d’État, mais vous êtes trop intelligent pour prêter attention aux éloquences vides de sens et perdre votre temps. Pensez à votre carrière et soyez réaliste. Vous méritez aide et sympathie."

Cet homme encore jeune découvrit ainsi que cynisme et hypocrisie vont de pair en politique, cette politique qui, encore de nos jours, mène le monde à des atrocités, au chaos, à des désastres.

Il décida de persévérer.

L’idée lui vint de demander conseil à un autre journaliste, rédacteur de "L’Homme enchaîné" : Georges Clemenceau, qui se battait contre la censure, la bureaucratie et les incompétents de l’armée et du gouvernement. Clemenceau (qui deviendra chef du gouvernement en 1917) l’invita donc à venir un matin à 7 heures dans son appartement de la rue Franklin, près du Palais de Chaillot et du Trocadéro.

Privat le trouva au milieu d’une table en fer à cheval sculptée par Rodin. Clemenceau confirma son identité de vue : "Vous avez raison. La résurrection de la Pologne est un idéal français ancien. Elle aura lieu, croyez-moi, et j’aiderai un jeune homme courageux, mais vous êtes Suisse, et les insectes, dans la bureaucratie, ont les moyens de vous réduire au silence. Mon conseil est que vous alliez à Genève et que, de là, vous poursuiviez votre plaidoyer pour une cause totalement juste et digne de soutien. De là, vous pourrez vous moquer en toute liberté des insectes de nos offices bureaucratiques et défendre une cause juste que la France elle-même approuvera lorsque le moment viendra."

Privat commenta ainsi cette rencontre : "Après, le vieil homme plaisanta sans pitié sur les insectes, et je ne me souviens pas seulement de son amusante ironie, mais aussi de ses yeux amicaux et de ses encouragements sympathiques."

Privat appliqua les conseils de Clemenceau. En 1916, il organisa des conférences et des grands meetings en Suisse. Le problème de la Pologne devint une affaire internationale face à laquelle les gouvernements de France et de Grande-Bretagne ne purent maintenir le mur du silence. Un mur qui ressemble fort à celui que certains politiques dressent encore de nos jours autour de l’espéranto...

Il n’est pas certain que l’on puisse trouver un avis de Clemenceau sur l’espéranto ou même une simple mention de cette langue dans ses paroles et ses écrits, mais il n’est pas impensable qu’aujourd’ hui, face à un monde en voie de marchandisation, de cocacolonisation et d’halloweenisation, il en percevrait le sens et la nécessité. La réponse se trouve vraisemblablement dans sa réflexion générale, mais ce n’est pas simple de la trouver. Clemenceau avait vécu trois années en Angleterre et aux États-Unis où il se trouva une épouse. Comme Privat, il était opposé à la politique coloniale, mais en faisant rédiger le Traité de Versailles, en 1919, en anglais et en français, il avait facilité une autre forme de colonisation — celle des esprits — dont les méfaits sont aujourd’hui perceptibles dans le monde entier.

La réponse ne se trouverait-elle pas à la Maison de Clemenceau, à Jard-sur-Mer ?